Par Louis Carl Saint Jean
Le célèbre poète et dramaturge ivoirien Bernard Dadié est décédé le samedi 9 mars 2019 à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. L’admirable griot et chantre de la Négritude avait 103 ans.
Nous autres qui avons grandi en Haïti dans les années 1960 et surtout la décennie suivante avons beaucoup admiré cet homme de grande culture, né le 10 janvier 1916, à Assinie, dans le Sud-Est de la Côte d’Ivoire. Nous lui avons voué cette admiration surtout à cause de notre amour pour son poème Je vous remercie mon Dieu de m’avoir créé Noir. Nous avons appris cette merveilleuse œuvre par cœur et avons pris un grand plaisir à la réciter lors des petites fêtes organisées dans les salons ou bien lors de la remise des prix à la fin de l’année scolaire. En fait, plusieurs d’entre nous avaient cru alors que ce petit joyau était plutôt une créationde l’acteur et chanteur sénégalais Bachir Touré qui l’avait magistralement déclamé dans son disque « Bachir Touré dit et chante l’Afrique ».
À cette même époque, nous avons adoré le chanteur béninois G.G. Vickey et chéri ses chansons, en particulier Gentleman G.G., La fête au village et Toi qui viens de naître. Nous étions alors friands de choses de l’esprit et avions commencé à mieux comprendre et connaître la culture africaine grâce également à la revue Jeune Afrique qu’on lisait semaine après semaine et les articles que publiait Dr René Piquion presque tous les mois dans Le Nouvelliste ou Le Nouveau Monde.
À côté de ces œuvres, trois livres allaient exercer en ce temps-là une très grande influence sur la jeunesse haïtienne: Peau noire, masque blanc du psychiatre martiniquais Frantz Fanon; Pigments du Guyanais Léon Gontran Damas; Cahier d’un retour au pays natal du Martiniquais Aimé Césaire. On se souviendra que ces deux derniers ont été, dans les années 1930 à Paris, cofondateurs avec le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor du movement culturel et littéraire La Négritude. Damas était très révolutionnaire. Pour moi, il l’avait même été beaucoup plus que son ancien condisciple, le très bouillant et génial Aimé Césaire! D’ailleurs, en 1939, au début de la Première Guerre mondiale, son recueil Pigments a été interdit en France sous le prétexte d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État ».
J’ai connu Bernard Dadié un peu avant mes idoles Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Et pour être très honnête, avant même Oswald Durand, Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis, René Dépestre, Jean Brièrre, Roussan Camille, Léon Laleau, Émile Roumer, Carl Brouard et les autres géants de notre magnifique littérature. Personnellement, j’ai été donc d’abord attiré par la littérature africaine avant la nôtre. Je connaissais ces écrivains et artistes africains depuis les bancs des classes primaires (vers Moyen I ou Moyen II). C’est en classes secondaires (5e , je crois) que le futur docteur Carlo Désinor, alors étudiant de 2e ou 3e année à la Faculté de médecine et auteur de la rubrique très prisée « Hier, aujourd’hui, et peut-être demain » du quotidien Le Nouvelliste, m’avait parlé de Carl Brouard, Émile Roumer, Etzer Vilaire et d’autres ténors de la poésie haïtienne.
En fait, je pense que ce n’est pas un trop grave péché si je considère également comme « nôtre » la littérature négro-africaine. Que nous le voulions ou pas, les Africains sont nos ancêtres. D’ailleurs, Haïti est appelée « la fille aînée de l’Afrique ». Donc, clairement, les Gaulois ne sont pas nos ancêtres, comme on le lisait autrefois dans nos manuels scolaires.
Ce sont ces hommes noirs, éminemment bien préparés, qui avaient essentiellement formé l’âme des jeunes de ma génération, ceux des années 1970. Et sans aucun doute, ils avaient également inspiré certains de nos musiciens et jeunes poètes. Sans cette mouvance culturelle, il aurait été peut-être impossible à Raymond Cajuste et Jean-Robert Damas de ciseler la pièce Racines qu’a magiquement jouée le Bossa Combo en 1979. À mon goût, que je n’impose d’ailleurs à personne, ce morceau, tant par le texte que par la musique, est l’un des plus beaux et des plus sublimes du répertoire de nos « mini jazz ».
Et je peux dire la même chose de mon ami et condisciple, le poète gonaïvien Ronald Jean-Baptiste, qui publiera très prochainement le recueil 36, rue Saint-Charles. En effet, récemment lui et moi parlions de l’impact que ces bardes africains ont eu sur nos jeunes esprits.
Ce qui m’avait surtout attiré chez Bernard Dadié, c’était son engagement total dans la lutte contre le colonialisme, contre, donc, l’exploitation de l’Afrique et des Africains. Pour n’avoir été ni un révolutionnaire de salon ni ce qu’il a justement appelé un « Africain fantoche », il a été arrêté, tabassé, gifflé, ensanglanté et emprisonné le 9 février 1949, deux jours après le début du mouvement anticolonialisme en Côte d’Ivoire.
Je rappelle que c’est pendant ce séjour en prison qu’il allait écrire Les corbillards de la liberté, Je vous remercie mon Dieu de m’avoir créé Noir et bien d’autres de ses poèmes. (Référence: Les grandes voix d’Afrique, Radio France Internationale, rediffusion le 16 août 2016). Dadié me fait penser alors à Jacques Roumain, un révolutionnaire sincère, qui avait été arrêté et bastonné jusqu’au sang le 13 décembre 1928 pour cause fantaisiste de « délit de presse ».
Après seize mois d’emprisonnement, Barnard Dadié est libéré sous condition de « rester tranquille ». Dans cette même entrevue, il a déclaré: « Peut-on rester tranquille? […] Je voulais poursuivre la lute pour l’affirmation de notre dignité, de notre identité et pour attirer l’attention des autres sur nos valeurs et nous-mêmes sous nos propres valeurs, parce que souvent, du fait qu’on a beaucoup appris les choses extérieures, on ne donnait aucune valeur à nos propres valeurs… » Voilà le modèle d’un écrivain fidèle à son engagement envers son pays, son peuple, sa race et son continent! Du pur Jacques Stéphen Alexis! Du pur Jacques Roumain! Deux grands écrivains qui n’ont pas été des « Haïtiens fantoches »!
Ce n’est donc pas sans raison que lors de la célébration du centenaire de ce géant organisée en septembre 2016 à Cocody par l’Academie des Sciences, des Arts, Cultures d’Afrique et des Diasporas (ASCAD) le Dr Josué Guébo avait dit de son illustre compatriote: « Dadié pour le temps d’aujourd’hui est mémoire de la liberté et modèle de la fidélité à soi. S’agissant de la dimension de demain, Dadié demeure le guetteur permanent (éternel). » (Abidjan.net, 25 septembre 2016)
En cette occasion, je ne peux m’empêcher de faire un petit tour dans les écrits du Dr René Piquion, l’un des grands spécialistes de la littéature négro-africaine. En effet, il a ainsi campé celui qui est connu à juste titre comme le père de la littératue ivoirienne : « Diplômé de l’ École Normale William Ponty du Sénégal, Bernard Dadié s’était siganlé dans la poésie engagée, dans le théâtre populaire, le roman et l’essai…Dans son merveilleux poème Je vous remercie mon Dieu de m’avoir créé Noir, il assume non seulement sa propre couleur et les traits de sa race, il retrace aussi son histoire et son destin, en un mot sa vocation spécifique, son identité. Il s’en réjouit avec une insigne fierté… » (Poésie d’une identité, Dr René Piquion, Le Nouvelliste, Mercredi 12 septembre 1991, page 1)
Et c’est ce même Dr Piquion qui m’avait fait lire au milieu des années 1970 d’autres chef-œuvres de Dadié tels que: « Fidélité à l’Afrique », « L’Afrique veut la paix », « Feuille au vent »… Et dans ce dernier, il dit de lui, donc de nous autres Nègres:
Je suis l’homme dont on se plaint
Parce que contre l’étiquette
L’homme dont on se rit
Parce que contre les barrières.
Feuille au vent, je vais au gré de mes rêves.
Je suis l’homme dont on dit : ‘‘ Oh, celui-là !’’
Celui qu’on ne peut saisir
La brise qui vous frôle et fuit.
Feuille au vent, je vais au gré de mes rêves.
C’est d’un cœur brisé que nous assistons le départ l’un après l’autre pour l’au-delà des grands hommes qui ont fait honneur à notre race et à notre culture. Le dernier en date est donc Bernard Dadié, lui qui, dans la préface du Manuel de Négritude du Dr René Piquion, avait défini Haïti en ces termes combien élogieux: « …Ce pays où les premières brèches se firent dans l’éteau de fer encerclant toute une race… » Toujours est-il, je me réjouis à l’idée que, selon ce que nous a appris notre frère sénégalais Bigaro Diop dans son poème intitulé Souffles :
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis:
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les morts ne sont pas sous la terre:
Ils sont dans l’arbre qui frémit,
Ils sont dans le bois qui gémit,
Ils sont dans l’eau qui coule,
Ils sont dans l’eau qui dort,
Ils sont dans la case,
Ils sont dans la foule:
Les morts ne sont pas morts!
C’est sans doute le meilleur moment pour reprendre une phrase célèbre qu’avait prononcée le grand tribun et brillant parlementaire de Léogâne Castel Démesmin le 3 août 1953 sur la tombe de l’ancien président, le progressiste et honorable Dumarsais Estimé: « Les soleils se couchent mais ne meurent pas! » Bernard Binlin Dadié n’est donc pas mort! Il est tout simplement parti pour un autre monde. Peut-être pour un monde bien meilleur que celui dans lequel nous vivons. Comme nous l’avons fait pour Wongòl, le cœur triste, je demande à l’ancien ministre de la Culture de la Côte d’Ivoire: «Dadié O! Wale! Ki lè wa vini we-n ankò? Peyi ya chanje! Ki lè wa vini we-n ankò? Wale! » (Ȏ Dadié! Tu t’en es allé! Quand reviendras-tu nous revoir? Le pays n’est plus le même! Quand reviendras-tu nous revoir? Tu t’en es allé!)
Louis Carl Saint Jean
louiscarlsj@yahoo.com
Dimanche 10 mars 2019